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La natation tricolore ne manque ni de talents ni de compétences. Mais si les talents des nageurs sont salués, les compétences de leurs entraîneurs demeurent, elles, reléguées au second plan, voire oubliées. Un équilibre que le Directeur technique national Julien Issoulié entend redéfinir, ne serait-ce que pour favoriser un échange et un partage de connaissances entre les différentes générations de techniciens.

Comment est né ce projet de numéro spécial ?

Je suis convaincu que les entraîneurs, mais aussi une grande partie des métiers de notre environnement (directeurs, managers, dirigeants), sont particulièrement concernés par la formation sous forme de compagnonnage. Néanmoins celui ou celle qui veut découvrir et progresser doit, dans un premier temps, s'engager, chercher, réfléchir pour ensuite espérer un retour ou un soutien. Les témoignages compilés dans ce numéro constituent, à mon sens, cette première étape de réflexion personnelle. Ils doivent aiguiser la curiosité, mais aussi donner envie de se questionner, de s’interroger et de se confronter à des idées pour ensuite élaborer son propre cheminement. C’est le fruit de la transmission, le poids de l’héritage mis notamment en avant par « Paris 2024 ». A titre d’exemple et dans le cadre de mon parcours, j’ai été particulièrement marqué par le livre de Laurent Dartnell et Norbert Krantz : Les experts en questions (éditions de l’INSEP). J'avais apprécié le format, le lire et y revenir régulièrement. D’une certaine manière, le titre de cet ouvrage résume ce que nous avons tenté de réaliser.

Quelle a été la genèse de ce projet ?

Dès ma prise de fonction, j’ai pris sur moi de rencontrer tous les acteurs de la fédération. Rapidement, je me suis rendu compte que les salariés, les élus et les cadres techniques avaient beaucoup de représentations de ce que réalisent les entraîneurs au quotidien, mais qu’en réalité, personne ne savait vraiment de quelle manière ils travaillaient et comment ils réfléchissaient ou abordaient les choses. Cela m'a amené à m’interroger sur une capitalisation de leur savoir-faire, de leur expertise et plus globalement des convictions qui les animent. Je me suis dit que ces techniciens de renom qui ont mené des nageurs sur les podiums internationaux pourraient ainsi éclairer le parcours des jeunes entraîneurs. Je crois même que laisser une trace de leurs parcours, de leurs questionnements, de leurs expériences et des compétences acquises est tout aussi important que les médailles qu’ils auront su remporter. Après une première session de travail avec le service des éditions de la Fédération Française de Natation, nous avons commencé à réfléchir à la conception d’un numéro spécial entièrement consacré aux entraîneurs. Ce premier « numéro » devait être le début un point de départ et donner l’envie aux gens de s’exprimer. Nous avons d’abord dressé la liste des techniciens incontournables. Certains étaient disponibles, d’autres non. Pour ceux qui ne l’étaient pas, ce n’est que partie remise. Ils témoigneront plus tard. Il faut bien comprendre que ce projet a été conçu comme un outil digital à géométrie variable. A terme, cette première édition sera complétée par de nouveaux entretiens. On peut d’ores et déjà penser à Philippe Lucas, Romain Barnier, Frédéric Vergnoux et Franck Esposito, mais aussi à des techniciens étrangers comme James Gibson, Mélanie Marshall ou Bob Bowman, par exemple. Une fois la liste des entraîneurs dressée, nous avons imaginé un questionnaire aussi large que possible en nous concentrant sur plusieurs thématiques incontournables : la formation, les outils technologiques, la pédagogie, le rapport entraîné-entraîneur, la dualité entre l’expérience du terrain et la théorie, l’entraînement et la performance, l’échec et le succès…

Doit-on en déduire que les entraîneurs tricolores n’étaient jusqu’alors pas suffisamment mis en valeur ?

Il ne s’agit pas de les « mettre en valeur », mais de leur donner la place qui leur revient. On oublie encore trop souvent que leur travail quotidien contribue à la haute performance de notre natation. A ce titre, il me paraît fondamental qu’ils puissent partager leur expérience afin que tous les acteurs de notre discipline puissent en tirer profit. A mon sens, c’est la « valeur » qui doit être mis en avant.

(KMSP/Stéphane Kempinaire)

D’autant qu’à l’heure où la natation tricolore façonne sa relève dans l’optique notamment des Jeux de Paris 2024, la notion de transmission à laquelle vous avez fait allusion est plus que jamais d’actualité.

Au-delà de la transmission, il me semble primordial de tenter de rendre accessible, voire peut-être d’essayer de vulgariser l’expertise de nos coaches référents pour qu’elle ne reste pas l’apanage d’une minorité et nous aide à découvrir de nouveaux talents. Certains jeunes entraîneurs se heurtent parfois à des obstacles qu’un coach expérimenté peut leur permettre de franchir. A mon sens le compagnonnage au travers de rencontres est dans cette profession un levier fort du parcours individuel des entraîneurs. Là où il peut y avoir transmission, c’est sur la capacité qu’auront peut-être de jeunes techniciens à prendre du recul sur leur pratique en faisant un pas de côté. En découvrant les méthodes de leurs aînés, en se questionnant sur leur pratique, ils pourront également conforter leurs certitudes et affiner leur manière de voir les choses…

C’est-à-dire ?

Nous avons tous notre sensibilité. Entraîner, c’est écouter son instinct sans chercher à copier ce qui a été fait car tous les athlètes sont différents. Ce n’est pas parce que Philippe Lucas impose des séries intenses ou a un caractère entier, par exemple, que tous les entraîneurs doivent adopter cette manière de fonctionner. Ça pourrait parfois se révéler très fade. C’est ce qu’il y a derrière cette approche qu’il est important de saisir pour voir ce qui finalement peut être conservé. En water-polo, c’est la même chose. Lorsque j’étais directeur de la discipline (entre 2012 et 2016), nous n’avons pas cherché avec Florian Bruzzo (le sélectionneur de l’équipe de France masculine) à copier les Serbes, les Hongrois ou les Croates. Nous nous en sommes inspirés, c’est certain, mais nous sommes différents et donc imiter aurait été contre-productif. Nous avons puisé dans notre culture et nos spécificités pour proposer un entraînement qui puisse porter ses fruits à long terme.

A vous entendre, on a presque l’impression que le lien entre les générations d’entraîneurs était rompu ou largement distendu.

Je ne sais pas si ce lien était rompu car les échanges existent, mais pas forcément sur les aspects fondamentaux. Peut-être aussi que les jeunes coaches n’osent pas aborder des sujets de fond avec leurs aînés ou que ces-derniers ne se sentent pas suffisamment légitimes pour prendre la parole ou répondre vraiment aux questions. Finalement, dans notre milieu, ils sont aussi souvent en concurrence. De ce fait, peut-être que c’est le rôle de l’institution de favoriser et organiser ces moments ? Mais ce dont je suis persuadé, c’est que notre discipline gagnerait à voir l’ensemble de nos techniciens échanger et confronter leurs points de vue. Les entraîneurs les moins expérimentés pourraient notamment se rendre compte que les coaches de l’équipe de France sont motivés et engagés, mais qu’ils sont également habités par le doute. Discuter permet souvent de démystifier des croyances erronées ou fondées sur des suppositions. Il ne s’agit pas de tomber dans le tout philosophique, mais de mettre des mots sur une pratique pour que chacun puisse trouver sa voie. De même, je suis convaincu que les jeunes entraîneurs ont une fraîcheur et des idées qui peuvent être partagées.

N’est-ce pas aussi la meilleure manière de susciter des vocations ?

S’il y a vocation, ce n’est pas sur le métier d’entraîneur, mais plutôt sur la capacité à réussir. A titre personnel, j’aimerais voir de jeunes coaches se dire après avoir échangé avec Fabrice Pellerin, Denis Auguin, Lionel Horter, Julien Jacquier ou Michel Chrétien que, eux-aussi, ils peuvent réussir et mener des nageurs au plus haut niveau. Voilà ce que c’est, pour moi, « créer des vocations ». Toutefois, je ne crois pas que la formation en tant que telle soit plus puissante que la détermination d’un individu à devenir entraîneur. Le savoir et les acquis théoriques, c’est une chose, mais rien ne remplacera jamais le travail et l’envie de faire progresser ses athlètes et d’obtenir des résultats. La formation est, selon moi, un outil pour renforcer l’entraîneur et lui donner un guide ou un cadre, mais quoiqu’il arrive, il devra élaborer lui-même sa méthode et adapter le contenu de ces échanges à son environnement propre, à sa capacité à agir avec les athlètes et à voir ce qui se passe dans l’eau et hors de l’eau. C’est donc un long parcours de se former et une chose est certaine, c’est que l’entraîneur doit être acteur et faire le tri au regard de ses compétences du moment.

Le DTN Julien Issoulié lors des championnats de France 2018 de Montpellier en petit bassin (KMSP/Stéphane Kempinaire).

Qu’en est-il de l’échec ?

Le haut niveau consiste à se fixer des objectifs élevés avant de tout mettre en œuvre pour les atteindre. C’est malheureux, mais même en mettant tout en place, avec un engagement sans faille, ces objectifs ne sont pas systématiquement atteints. Quand je parle de tout mettre en œuvre, ce n’est pas juste l’environnement, les créneaux, l’encadrement dans différents domaines, c’est aussi le temps de la séance avec 100% de disponibilité pour regarder tout l’entraînement, apporter les consignes, voir le nageur en action sans perdre de temps à bavarder avec des collègues, répondre au téléphone… Pour revenir sur l’échec, les meilleurs entraîneurs tricolores l’ont connu. Ils s’en sont nourris pour apprendre, rebondir, se réinventer et devenir au fil d’un long cheminement les techniciens qu’ils sont aujourd’hui. Se tromper, ce n’est pas un échec, juste une forme d’apprentissage. Le problème, c’est répéter ses erreurs et n’en tirer aucun enseignement. Peut-être que les échanges ou le compagnonnage sont alors des outils pour faciliter l’analyse et en tirer des choses à modifier ou adapter à l’avenir ?

A ce sujet, les entraîneurs de l’équipe de France que nous avons pu rencontrer rappellent qu’ils sont également des éducateurs, qui plus est aux prises avec un jeune public confronté à des turbulences et des questionnements propres à cet âge de l’existence.

Nos jeunes nageurs sont des sportifs, mais aussi et surtout des adultes en devenir. Or, les entraîneurs voient parfois ces jeunes plus que leurs parents. Qui d’autre alors peut leur rappeler de prendre un petit-déjeuner avant de lancer leur journée, de dire bonjour, merci et au revoir, de ne pas éparpiller son matériel aux quatre coins de la piscine, de respecter les horaires, les consignes et les autres athlètes du groupe ? Et je ne vous parle même pas des discussions tôt le matin ou tard le soir, des états d’âmes et des confidences… Les coaches finissent par connaître leurs nageurs parfois mieux que leur propre famille. Ils savent comment ils fonctionnent, de quelle manière les faire réagir, quels leviers utiliser pour piquer leur orgueil et jusqu’où les pousser. C’est aussi ça l’entraînement, une sorte de connexion privilégiée qui nécessite une confiance partagée. D’une certaine manière, je dirais que les entraîneurs sont un peu des experts de la relation avec les nageurs. A force de les côtoyer, de les superviser et de les encadrer, ils connaissent les plus infimes rouages de ces athlètes de haut niveau. Cela impose beaucoup de minutie, de l’empathie aussi et bien entendu de la rigueur.

Pour finir, que souhaiteriez-vous que les lecteurs de ce numéro spécial retiennent en particulier ?

J’aimerais d’abord qu’ils trouvent ces entretiens intéressants, qu’ils prennent du plaisir à les lire, à découvrir le quotidien parfois complexe de ces entraîneurs qui ont marqué l’histoire de la natation tricolore. J’aimerais qu’ils mesurent aussi la diversité de leurs parcours, les obstacles qu’ils rencontrent, les idées profondes qui les animent et l’influence qu’ont pu avoir des techniciens aujourd’hui à la retraite sur leur manière d’aborder l’entraînement. J’aimerais également que les lecteurs comprennent que toutes les formations du monde ne remplaceront jamais le travail et la passion. Entraîner, c’est d’abord être passionné. Sans cela, on ne va jamais au bout des choses. Or, le haut niveau impose de s’aventurer au-delà de ses limites, de bousculer ses habitudes et de sortir autant que possible de sa zone de confort. J’aimerais que les lecteurs saisissent aussi qu’il s’agit d’une première édition et que d’autres publications de ce genre suivront avec des coaches français et étrangers. Je suis intimement convaincu que cet outil digital à géométrie variable peut nous permettre de créer du lien entre les différentes générations d’entraîneurs, mais aussi entre les techniciens et leurs athlètes. Je crois vraiment que le dialogue est une des clés du succès. J’aimerais enfin que ces entretiens s’inscrivent dans notre patrimoine aquatique, qu’ils soient d’une certaine manière « légués » en héritage à la prochaine génération de coaches tricolores. Il n’y a qu’en juxtaposant le fruit de toutes ces expériences que nous serons en mesure de performer aux Jeux olympiques de Paris en 2024 et au-delà.

Recueilli par Adrien Cadot

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