Double médaillé olympique, coéquipier des Nakache, Jany et Boiteux, Bernardo fête ses 90 ans, ce 31 mai. Rencontre…
6h30 du matin. Comme il le fait depuis des années – il ne sait même plus lui-même quand ça a commencé – Jo Bernardo salue le gardien du Cercle des Nageurs de Marseille. Après sa marche matinale qui l’a conduit de chez lui – à deux pas, avenue de la Corse – jusqu’au temple de la natation phocéenne, le double médaillé olympique de 1948 et 1952 se dirige vers sa cabine personnelle. Un privilège auxquels seuls les sociétaires ont droit. Quelques secondes lui suffisent pour se retrouver en maillot. Direction le bassin de 25 mètres, où il est le premier dans l’eau. Tous les jours sauf le dimanche parce qu’« il faut bien se reposer un peu », il accomplit son 1 500 mètres. Quarante-cinq minutes plus tard (un peu plus maintenant qu’il se rapproche des 90 printemps), Jo renfile son peignoir. Et va faire quelques longueurs dans la mer avant de goûter à un sauna bien mérité. Un rituel parfaitement réglé qui se poursuit ensuite à la cafétéria. Des bonjours à tout le monde, des embrassades avec la plupart de ceux qui sont là, un café, un croissant, puis le journal. Jo s’installe toujours avec ses amis. Sur la terrasse si le temps le permet. Avec la Méditerranée comme toile de fond. Une Méditerranée omniprésente dans la vie de l’octogénaire puisque c’est là-bas, de l’autre côté de la Grande Bleue que l’histoire d’amour entre le jeune Algérois et la natation a débuté. « Ma famille était installée en Algérie depuis la conquête. Avec mon frère jumeau Bernard, on était la 3ème génération de Bernardo à naître à Alger. Notre père était handicapé - il avait une jambe atrophiée - et n’avait jamais pu faire de sport. Alors quand on a rejoint le RUA, le fameux Racing Universitaire Alger dont l’équipe de foot était alors l’une des meilleures d’Afrique du Nord, il nous a poussés. Je me souviens Georges Cals, notre entraîneur, venait nous chercher à la maison et on allait à la piscine de la Sablette, à Hussen Dey, en tramway ».
(FFN/Michel Dumergue).
Si Bernard préfère la brasse, Joseph lui se spécialise en nage libre. « Pas obligatoirement très bon » quand il était gamin, le jeune Algérois devient pourtant très vite l’un des tout meilleurs nageurs français. Champion d’Afrique du Nord sur toutes les distances, du 100 au 1500 mètres, il se rend régulièrement en métropole pour y défier les cadors de l’époque, « René Cornu, avec son gabarit de fort des Halles, et Fernand Martinaux, qui fut propriétaire des célèbres bains Deligny ». En 1947, Jo a 18 ans quand il est sélectionné pour les championnats d’Europe à Monaco. Faute de pouvoir rester un mois en France pour se préparer, il ne participe finalement pas à l’événement où un autre gamin de 18 ans, un certain Alex Jany, se révèle au grand public en réussissant le doublé 100 et 400 mètres nage libre. L’année suivante est celle des Jeux Olympiques de Londres. Bernardo est, cette fois, de la partie, mais les journalistes n’ont d’yeux que pour Jany. « Jany était la super star de l’époque et moi pas grand chose ». Mais celui qui considère volontiers comme « un peu misanthrope » ne s’en offusque pas. Au contraire. « De toute façon, je ne les aimais pas beaucoup (les journalistes). Quand ils venaient pour m’interviewer, je leur disais toujours d’aller plutôt voir mon entraîneur ».
Tous les matins Jo Bernardo nage 1 500 mètres au CNM (FFN/Michel Dumergue).
Dans la capitale anglaise, le Pied Noir va de découverte en découverte. Le village olympique où chaque nation a sa maison et où il partage la chambre de Georges Vallerey qui sera médaille de bronze sur 100 m dos. Mais il découvre surtout le très haut niveau international. S’il est éliminé dès les séries du 400 m et s’il rate la finale du 1500 m d’un rien (9ème temps des séries en 20’25’’5), Bernardo se voit offrir une nouvelle occasion de briller avec le relais 4x200 m tricolore. C’est d’ailleurs lui qui lance le quatuor complété par Cornu, Padou junior et Jany. « J’ai toujours été le premier relayeur… parce que j’avais des couilles », nous confie l’octogénaire dans un de ces sourires malicieux dont il est coutumier. Bien lancé, le relais bleu que Jany est chargé de conclure prend finalement la troisième place. A distance respectable des Américains et des Hongrois, certes mais « aux Jeux, tu t’attends à rien et monter sur un podium est toujours un grand moment de joie », sourit à nouveau un Bernardo dont la carrière est désormais lancée. Pour preuve, l’année suivante il pulvérise le record de France de Taris sur 1 500 m en 19’24’’8, un temps qui lui aurait valu la médaille d’argent à Londres ! Une rencontre faite quelques années plus tôt va cependant changer la vie du nageur d’Alger. A l’occasion de championnats scolaires organisés à Perpignan, un certain Alfred Nakache l’a, en effet, repéré. « Il était né à Constantine et bien qu’étant mon ainé de quatorze ans, il m’a tout de suite pris en estime. Et c’est lui qui m’a proposé de le rejoindre au TOEC quand il est rentré des camps de concentration ».
(FFN/Michel Dumergue)
Désormais loin de son Algérie natale, Bernardo découvre la Ville rose considérée alors comme la capitale de la natation française. « Avec Alban Minville, on nageait beaucoup, pour l’époque. Jusqu’à 5 kilomètres par jour. Sans lunette (on pleurait toute la journée à cause de la javel), sans ligne d’eau. Et on ne faisait pas les virages culbutes. A 11h30, une cloche sonnait pour faire sortir le public de la piscine et nous laisser la place. On y retournait à 18h30. On n’était pas des nageurs professionnels. On était suspendu à vie ne serait-ce que si on parlait d’argent. Le club payait ma chambre d’hôtel, au Printania, à deux pas de la place du Capitole, et les repas. Pour le reste, mes parents m’envoyaient un peu d’argent et je revendais les coupes que je gagnais dans les traversées. Ce n’était pas possible de réellement travailler à côté. Quelques petits boulots à la mairie de Toulouse, mais je préférais passer mon temps libre à dormir pour récupérer. Ou à aller à la pêche, avec Minville et Nakache ». Les Dauphins du TOEC, c’est aussi la rencontre d’un autre enfant prodige de la natation française, Jean Boiteux. « Il était beaucoup plus doué que moi. Il avait la classe ». Aux Jeux Olympiques de 1952, les deux coéquipiers entament la compétition avec le relais 4x200 que Bernardo lance une nouvelle fois et que Boiteux termine en dépassant les Suédois pour décrocher le bronze. Après son titre sur 400 mètres, le tout récent champion olympique se présente au départ des séries du 1 500 m, son autre objectif. « Plus occupé à faire des photos », il ne parvient pourtant pas à faire mieux que le neuvième temps de séries. Des journalistes demandent alors à Jo Bernardo, qui s’est lui qualifié pour la finale, s’il ne voudrait pas laisser sa place à son coéquipier. Minville qui durant toute sa course avait fait croire par sa gestuelle à Bernardo qu’il n’avait pas fait un bon temps (alors qu’il venait de faire son meilleur chrono sur la distance) convainc son autre poulain de refuser cette possibilité. Même si « Boiteux aurait certainement pu faire une médaille ». Après deux médailles olympiques, deux autres aux championnats d’Europe (le bronze du 1500 mètres et l’argent du relais 4x200 en 1950), cinq titres de champion de France (dont le dernier en 1954 sur 1500), Bernardo met un terme à sa carrière à la fin des années 1950.
(FFN/Michel Dumergue)
Enfant de la Méditerranée, il se dirige logiquement vers la Grande Bleue pour écrire le premier chapitre de sa nouvelle vie. Nice. Monaco. Tour à tour maître-nageur dans la piscine du port de la Principauté, puis à celle du prestigieux l’Hôtel de Paris, il entraîne également les athlètes du cru, en natation comme en water-polo. Un drame, le décès de sa fille, marque un nouveau tournant. Jo décide alors de se rapprocher de sa famille, à Marseille. Régisseur au théâtre du Gymnase, il reste tous les soirs en coulisses, pour écouter les pièces. Shakespeare, Molière et… Pagnol vont être désormais ses nouveaux compagnons. Mais le monde de la natation n’est jamais loin. Et le double médaillé olympique de 1948 et 1952 retrouve avec plaisir le Cercle des Nageurs de Marseille. Là-même où le 2 août 1951, il avait battu le record du monde du 4x200 m avec Willy Blioch, Jean Boiteux, et Alex Jany. Un lieu que Bernardo va définitivement adopter. A moins que ce ne soit l’inverse ! « Ici, c’est un petit paradis. Tu m’enlèves le Cercle, tu me tues ». Membre du Conseil d’administration du club pendant vingt ans, il va accompagner durant toute cette période (et encore il y a peu) nageurs et poloïstes dans leurs déplacements. Au point de tisser des liens très étroits avec les stars de la natation marseillaise et… mondiale. « Les Gilot, Bousquet, Lacourt, Manaudou et tous les autres, je les ai connus avant qu’ils ne soient des vedettes ». Pas un ne passe d’ailleurs devant lui sans s’arrêter pour l’embrasser et échanger quelques mots. Une marque d’amitié et de reconnaissance entre champions. Même si le principal intéressé aime à rappeler combien les temps ont changé. « Oui, j’ai eu deux médailles olympiques, mais les medias n’en parlait pas beaucoup à l’époque. On n’avait pas la même considération ». Des regrets ? Certainement pas car plus que tout, Monsieur Jo aime la vie. Et c’est d’ailleurs en citant Prévert, « La vie est belle, je me tue à vous le dire » qu’il met un terme à cette rencontre. Dans un dernier sourire.
Jean-Pierre Chafes