Quand petites et grandes histoires de natation et de vies se relaient sur un tempo crescendo, cela donne Chlore, roman réussi de Bruno Giroux, écrivain, professeur en Martinique, mais aussi entraîneur et nageur au sein du club Transnage Caraïbes. Entretien entre les lignes.
Ex-entraîneur en sport-études au Lycée Raymond Naves de Toulouse, d'où sortiront plusieurs nageurs sélectionnés en équipe de France, Bruno Giroux, 54 ans, entraîne et nage désormais au sein de la section Maîtres du club Transnage Caraïbes en Martinique. Il trempe aussi régulièrement sa plume dans le bain de la natation, mais pas seulement. Dans son dernier roman Chlore (Talent Éditions, 18 euros), il livre un récit très poétique, mais aussi très réaliste autour de l’histoire d’un père et d’un fils secoués par un drame familial où la natation et ses champions jouent le rôle de « bouée de secours. » Deux-cent-vingt-deux pages enlevées où ressurgissent les ombres d’Alfred Nakache, Alex Jany et Jean Boiteux, mais aussi celle plus méconnue de Charles Devendeville, champion olympique du 60 mètres sous l’eau lors des Jeux de Paris en 1900.
Chlore, votre dernier roman, c’est au départ l’ambition d’un relais bien accordé entre littérature et natation ?
Ce que je ne voulais surtout pas, c’était faire un inventaire à la Prévert autour de la natation. Mais plutôt écrire un conte poétique, magique autour de l’histoire de mes personnages. Par exemple, lorsque je parle de la piscine Paul-Asseman de Dunkerque, où j’ai nagé et coaché, c’est assez facile finalement parce qu’il y a un côté très Francis Ponge (poète proche du mouvement surréaliste, ndlr) dans ce lieu qui a abrité tant de championnats : une sorte d’huître posée en bord de plage. Et puis, il y a l’envers du décor, avec sa réalité physique : l’exercice assez compliqué d’enfiler une combinaison, le stress, la peur, la pisse, la merde des vestiaires et de la chambre d’appel…
Un univers que vous connaissez bien puisque vous entraînez et vous êtes toujours nageur dans la catégorie des « maîtres » ?
Effectivement... J’ai toujours eu un double cursus, partagé entre la littérature et le sport puisque j’ai fait des études de lettres modernes jusqu’au DEA, tout en entraînant (BE1, BE2) jusqu’au Pôle Espoirs de Toulouse avec le CTR Philippe Migeon. Puis, j’ai été prof d’EPS en Martinique avant de devenir Directeur technique du club des Dauphins du Moule en Guadeloupe, puis un peu en Franche-Comté, et ensuite à Schœlcher Natation 2000 en Martinique. Et, aujourd’hui, j’entraîne et je nage à Transnage Caraïbes. Au bout du compte, cela fait trente-cinq ans que j’entraine tout en nageant puisque j’ai une quarantaine de titres de champion de France chez les Maîtres, du 50 m papillon au 400 m 4 nages. A côté de cela, j’écris tout le temps, un petit peu... J’ai publié un premier bouquin en 1999 (Le cœur en cru) puis d’autres. Mais, Chlore, je l’avais en tête depuis quelques années...
Bruno Giroux (Photo : D. R.)
Chlore, c’est donc aussi votre expérience et votre vécu d’entraîneur qui parlent ?
Oui, il y a une part de moi-même, forcément ! En 2006, j’ai publié le Maître-noyeur qui parlait, en gros, des maîtres-nageurs, mais je n’avais pas abordé dans ce livre la partie compétition et les angles morts de la natation : les relations parents-enfants nageurs ou enfants-entraîneurs. Là, dans Chlore, j’ai vraiment voulu raconter ces aspects de mon sport à travers le récit d’une relation entre un père et un fils. Et puis, je voulais aussi à travers cette histoire faire « revivre » des nageurs comme Alfred Nakache, Alex Jany et Jean Boiteux tombés trop vite dans l’oubli à mon sens. Mais en le faisant de façon très poétique. Comme une ode.
Dans votre histoire, le père du personnage central vénère d’ailleurs ce trio de nageurs comme une « sainte trinité ». Pourquoi ce choix ?
Parce que ces trois nageurs sont un peu comme des figures mythiques. Nakache, c’est un peu Orphée revenant des enfers après avoir connu la déportation à Auschwitz en 1943. Alex Jany, c’est Sisyphe avec ses quatre JO où il n’obtient jamais de médailles individuelles alors même qu’il est favori à Londres en 1948. Et pourtant, il se relance sans cesse, finissant par disputer les Jeux de Rome en 1960 en water-polo. Enfin, Jean Boiteux, c’est Icare : il conquiert l’or en 1952 à Helsinki, touche le soleil d’une certaine manière et meurt en 2010 des suites d’une chute mortelle... Mais, il n’y a pas qu’eux dans Chlore puisque c’est un peu le leitmotiv du père du héros de raconter chaque soir une histoire de la natation à son fils pour essayer de le conditionner à ce sport.
Alfred Nakache (Photo : FFN)
La description de la relation parents-enfants nageurs, c’est aussi un des traits forts de Chlore, ciselée de manière très fine et également très crue...
Exact, mais je n’écris pas des cartes postales ! Donc, si je peux aller gratouiller dans ce qui est un peu urticant, je ne m’en prive pas. C’est pour cela que j’ai choisi de nommer l’entraîneur de mon jeune nageur, Bidel. Une référence à François Bidel, un dompteur de lions qui a vraiment existé au 19e siècle et très connu alors pour avoir travaillé « en férocité. » Un être qui dans Chlore est un peu fragile, un peu à part, avec ses parts d’ombre et ses moments de grâce.
En cherchant bien, on peut aussi trouver dans François Bidel, une ressemblance avec un entraîneur ayant réellement existé et qui continue même d’exister ?
Évidemment, on reconnaîtra Philippe Lucas dans le côté grande gueule... Je me suis aussi inspiré de Philippe Migeon, entraîneur du Pôle Espoirs de Toulouse, avec lequel j’ai travaillé et expérimenté pas mal de choses. Mais la figure de mon entraîneur est atypique parce que je défends beaucoup l’individu par rapport à l’institution. Mon entraîneur a une sorte d’immunité tant que son fils Jayson performe. Mais lorsque celui-ci faillit, il va se faire broyer par le système.
Jean Boiteux (Photo : FFN).
En tout cas, ce François Bidel qui coupe le chauffage de la piscine pour endurcir ses nageurs vous permet de raconter une autre histoire glacée, celle d’Alain Mosconi et de sa piscine de glaçons à Acapulco...
Oui, en 1966, il bat son premier record du monde du 400 m nage libre en le préparant en altitude à Mexico avant de redescendre à Acapulco où l’eau de la piscine est trop chaude. Dans la nuit, il faut donc la refroidir avec des blocs de glace ! Cette histoire, c’est le fil de ma méthode dans Chlore : faire revivre les grands évènements du passé de la natation en les reliant à l’histoire de mes personnages. Donc j’interroge les archives et puis je comble les blancs avec mon passé de nageur et d’entraîneur.
Comme lorsque vous racontez la première médaille d’or de la natation française, celle très méconnue de Charles Devendeville sur 60 mètres sous l’eau lors des Jeux de Paris en 1900 ?
Et comme il n’y pas une énorme littérature sur cette médaille, j’ai recréé totalement l’évènement en me plongeant dans les minces archives existantes : le résultat, bien sûr, la météo et puis le récit d’une énorme pollution dans la Seine, cadre de l’épreuve, deux semaines avant la compétition. A partir de là, je fais ma cuisine afin d’être dans l’eau avec Charles Devendeville, qu’on puisse ressentir le concurrent juste à côté de lui. En tout cas, pour moi, Devendeville comme le Hongrois Alfréd Hajós, premier champion olympique du 100 m en 1896 dont je retrace la victoire dans le port du Pirée à Athènes, sont les vrais éclaireurs de la natation. C’est pour cela, que sans mauvais jeu de mots, j’avais vraiment envie de les faire remonter à la surface...
Entretien réalisé par Frédéric Sugnot