Son parcours est tout bonnement incroyable, presque inimaginable ! Du nord de l’Iran, où ce papillonneur débuta la natation dans un bassin de 33 mètres, à son exode de sept mois à pied jusqu’en Grèce pour fuir son pays lui interdisant d’être photographe de mode, il atterrit finalement à Genève (Suisse). Là, au bord du lac Léman, Damon Nurani rencontre une sirène franco-américaine. Devenu lui aussi sirène, cet Iranien aime participer à des compétitions où les hommes, de plus en plus nombreux, pratiquent le mermaiding (anglicisme, de mermaid « sirène »). Ils sont baptisés « tritons ». A 30 ans, être dans l’eau est sa plus grande source de bien-être. En apnée jusqu’à se « sentir immortel », jusqu’à aussi, parfois, faire remonter de douloureux souvenirs à la surface. Ceux d’une vie extraordinaire faite de sacrifices et de résilience.
« Oui, bien sûr, mon rêve était de participer, un jour, aux Jeux olympiques, mais, en Iran, c’était un parcours jonché de tellement d’obstacles que j’ai fini par renoncer », reconnaît Arash Nurani Khojasteh, 30 ans, devenu, depuis son exil en Suisse il y a sept ans, Damon Nurani. Au nord de l’Iran, il débute la natation à l’âge de 9 ans. « J’ai commencé à nager dans une très vieille piscine gérée par le gouvernement », se souvient-il. « Bizarrement, elle faisait 33 mètres ! Pas bien chauffée, son eau oscillait entre 15 et 20 degrés. Comme la plupart des gamins, je détestais le papillon parce que c’était épuisant, mais voyant tout le monde s’en détourner, je me suis mis au défi d’essayer, puis d’être le meilleur. Endurant, j’étais plutôt à l’aise sur 200 mètres, où mon record devait tourner autour de 2’’12. Sur 50 mètres, en revanche, je nage autour de 32 secondes. C’est tellement loin des meilleurs ».
(Photo : Damon Nurani).
Même s’il réussit sa mue de papillonneur, Arash Nurani Khojasteh sait les Jeux olympiques hors de sa portée : « Pour y prétendre, il m’aurait fallu faire des compétitions internationales. Mais pour y participer, il fallait un passeport et pour l’obtenir, il aurait fallu que je m’engage dans l’armée. Cela a toujours été hors de question ! J’ai finalement arrêté le papillon pour faire du water-polo. Là, j’étais gardien de but parce que j’avais de longs bras. Tellement longs d’ailleurs que tous mes potes se moquaient de moi (rires)… » Entre deux entraînements, sa famille lui rappelle aussi son devoir d’entreprendre de bonnes études : « Alors, entre un obstacle et un autre, cette pression sociale et familiale m’a progressivement détourné du sport ». Il faut dire aussi que l’Iranien a une autre passion : il rêve de photographie. « Malheureusement, je me suis encore retrouvé devant un obstacle : le régime religieux l’interdisait ! Comme je voulais faire de la photo surréaliste et m’investir aussi dans la mode, c’était pire que tout ! Malgré tout, j’ai encore relevé ce défi illégal jusqu’à ce que je sois arrêté et qu’ils m’emprisonnent pendant un an ». De cette année d’isolement hors de l’eau, le poumon de sa vie, Arash Nurani ne parle pas ou très peu. Il préfère oublier. Sur pause, son appareil photo l’attend à la sortie : « Mais un jour, j’ai appris que j’allais refaire de la prison pour ne pas avoir cédé à leur pression. Le lendemain, en un quart d’heure, sans trop réfléchir, j’ai pris un sac à dos, j’ai embrassé mes parents, puis je suis parti ». Il avait vingt-trois ans.
(Photo : Damon Nurani).
A pied, durant sept longs mois, l’Iranien rejoint la Turquie, puis il gagne la Grèce dans un bateau surchargé de migrants. « J’avais refusé de traverser à la nage : trop risqué, incertain, aléatoire », explique-t-il sans entrer dans les détails. Grâce à un vol de la dernière chance, la Suisse devient sa terre d’accueil. Là, lui qui adore les défis s’apprête sans le savoir à en relever un nouveau : « En attendant mes papiers, je nageais dans le Léman m’amusant parfois à passer la frontière entre la Suisse et la France ! ». En quête de sociabilité et grâce à l’application Tinder, il finit par faire la rencontre d’une sirène : Jessica, une Franco-américaine, travailleuse sociale à Genève qui entraîne également des jeunes au mermaiding. En un clin d’œil, Damon (son nouveau prénom) Nurani tombe amoureux de la sirène et de sa passion. « De suite, j’ai trouvé cette discipline aussi dingue qu’originale », confie-t-il dans un immense sourire avant de chasser d’un revers de main les préjugés. « Je me fous de savoir si untel ou untel croit que je suis gay. Moi, je m’éclate parce que ce sport est très physique, très complet notamment avec son côté artistique. Au fond de l’eau, la monopalme, coincée dans le fond de la queue, est très lourde, difficile à manier donc elle pompe beaucoup d’énergie. Pour pouvoir bien évoluer sous l’eau, il faut beaucoup s’entraîner en apnée, beaucoup se muscler. J’adore ces multiples challenges. Finalement, c’est du papillon… mais sans les bras (rires) ».
(Photo : Damon Nurani).
Longtemps, Damon Nurani s’est parfois demandé pourquoi il avait été attiré par ce sport pas comme les autres. « J’ai récemment trouvé l’explication », livre-t-il. « Lorsque j’avais quatre ans, je suis tombé dans une piscine. Je ne savais pas nager donc pour me sauver, une jeune femme aux cheveux longs s’est jetée dans l’eau. J’en suis tombé instantanément amoureux ! Sans doute, alors, l’ai-je vue comme une sirène ? ». A Genève, comme Jessica, sa compagne, il veut faire un métier social pour « à mon tour, aider les autres parce que j’ai tellement d’énergie, d’empathie en moi, d’envie de transmettre et d’aider après être passé par le même chemin que certains migrants ». Depuis sept ans, Damon Nurani n’a pas revu ses parents. En attendant, il écrit « comme une thérapie », se raconte dans un livre de 120 pages à paraître prochainement : « Etonnant notre manière de refaire le film de notre vie. En fait, régulièrement, on devrait faire une pause pour faire comme un bilan ». Sa voix est posée, tranquille, presque douce sur un français plus que parfait appris en cinq ans. En mer, où il aime s’entraîner notamment aux Açores, où il se prépare à devenir photographe sous-marin, où il perce les fonds comme s’il en faisait « vraiment partie surtout quand je nage à côté de gros poissons ou de dauphins », ce triton se sent « désormais comme immortel. Mourir sous l’eau ne me dérangerait pas. Je suis bien dans la grande bleue, à ma place ». Récemment, lors d’entraînements filmés aux Açores, Damon a été attiré par une forme étrange échouée au fond de la Méditerranée. Là, gisait un bateau de migrants. Eux n’avaient pas les ailes d’un papillon. Celles menant à la liberté.
A Genève, Sophie Greuil