Au premier abord, on pourrait le trouver un peu nonchalant, distant, voire méfiant. Au premier abord, on pourrait s’étonner de sa voix calme et posée, du ton monocorde qu’il emploie pour nous raconter sa vie et commenter ses récents exploits avec un étonnant détachement. A croire que David Aubry, 22 ans, ne s’emballe jamais, même quand il se qualifie pour le 10 km des Jeux Olympiques de Tokyo ou lorsqu’il décroche une médaille de bronze mondiale sur sa distance préférée, le 800 m nage libre, et que tout semble réuni pour céder à l’euphorie. Au premier abord, c’est l’impression que le Francilien donne, mais ne vous y fiez pas, c’est un leurre, un piège, un authentique traquenard. Dans l’eau, le nageur de Philippe Lucas est un compétiteur acharné, du genre animal à sang froid, vif et insaisissable, capable de rester sagement planqué dans un peloton avant de laisser parler sa vitesse et de jaillir à une centaine de mètres de l’arrivée pour mettre tout le monde d’accord. Cette nonchalance apparente dissimule, en réalité, une solide ambition. Pour David, les championnats du monde sud-coréens ne constituaient qu’un prélude à un rêve de gosse qu’il entend concrétiser l’année prochaine aux Jeux olympiques de Tokyo.
David Aubry en compagnie de Damien Joly à l’entraînement dans les eaux coréennes de Yeosu, où se sont disputées en juillet dernier les épreuves d’eau libre des championnats du monde 2019. Le Francilien ne le sait pas encore, mais il s’apprête à écrire la plus belle page de sa carrière… en attendant la suite (KMSP/Stéphane Kempinaire).
Que retiens-tu de ton été 2019 ?
J’ai le sentiment d’avoir marqué les esprits, notamment en bassin. J’étais le petit nouveau au sein de l’équipe de France de natation course, mais j’ai malgré tout réussi à franchir des échelons importants.
Sans oublier que tu avais disputé le 10 km des Mondiaux à Yeosu avant de rejoindre le collectif national de natation à Gwangju. Comment s’était déroulée cette première semaine en milieu naturel ?
J’étais dans un état d’esprit un peu différent parce que je connais bien les membres du collectif eau libre. Cela fait des années que je dispute des compétitions avec eux. L’ambiance est toujours agréable, presque familiale.
Qu’en est-il de l’atmosphère au sein de l’équipe de France de natation course ?
Le fonctionnement est différent, tout était un peu nouveau pour moi, mais j’ai réussi à trouver ma place et à m’exprimer pleinement.
Qu’est-ce qui diffère le plus entre ces deux collectifs ?
En eau libre, il y a quatre épreuves (5, 10, 25 km et le relais mixte). Quand vient ton jour de nager, tu disputes ta course tandis que tes partenaires continuent de s’entraîner. En général, on se retrouve tous pour les arrivées. Ça permet de s’encourager. En bassin, le programme est beaucoup plus dense. A Gwangju, j’ai disputé les 800 et 1 500 m nage libre. J’ai nagé le mercredi (24 juillet) et le dernier jour (dimanche 28 juillet). Pour autant, je n’ai pas assisté à beaucoup de courses en tribunes alors que d’habitude, j’adore soutenir les athlètes français.
Ces deux équipes n’en sont toutefois pas au même stade de leur histoire. Le collectif eau libre truste les avant-postes depuis les championnats d’Europe de Berlin en 2014 tandis que le groupe natation course est dans le creux de la vague depuis les Jeux de Rio en 2016.
Il y a, en effet, deux dynamiques différentes ! L’eau libre est vraiment costaud depuis 2014. En bassin, c’est sûr que nous connaissons actuellement un petit creux, mais je suis convaincu que d’ici quelques années, et peut-être même dès l’été prochain aux Jeux olympiques de Tokyo, nous aurons de belles surprises. N’oublions pas non plus que le collectif national de natation course est jeune. Il faut du temps pour emmagasiner de l’expérience au plus haut niveau mondial.
David Aubry a débuté ses championnats du monde 2019 en s’adjugeant la dixième place du 10 km à Yeosu, synonyme de qualification pour les Jeux olympiques de Tokyo (KMSP/Stéphane Kempinaire).
Sans compter que l’équipe de France va enregistrer, cette année, le retour de Florent Manaudou.
Florent peut être un guide pour les jeunes nageurs, une source d’inspiration, mais pour moi, son retour ne change rien.
Il est quand même champion olympique du 50 m nage libre et multiple médaillé sur la scène mondiale.
Des champions olympiques et des champions du monde, j’en côtoie tous les jours à l’entraînement (Montpellier). C’est sûr que Florent est très costaud et qu’il dispute l’une des courses les plus suivies des Jeux olympiques, mais à Tokyo, je serai focalisé sur mes épreuves.
Avant d’évoquer les Jeux de Tokyo, revenons aux championnats du monde de Gwangju. De quelle manière s’est opéré la transition entre les épreuves d’eau libre et de bassin ? Est-ce qu’il n’a pas été trop difficile de passer de l’une à l’autre ?
Ça, c’est le travail de Philippe (sourire)… Il a l’expérience de ces changements. Je lui fais confiance à 100%. L’an passé, en revanche, j’appréhendais davantage de rejoindre l’équipe de France de natation course (championnats d’Europe de Glasgow). Je ne connaissais personne, je craignais de ne pas trouver ma place et de me retrouver un peu seul, à l’écart. En réalité, tout s’est très bien passé. Tout le monde m’a accueilli avec bienveillance.
Comment ont réagi les nageurs de l’équipe de France de natation course après ta médaille de bronze sur 800 m nage libre ?
Ils étaient tous très heureux pour moi ! J’ai d’ailleurs reçu une vidéo réalisée par Jérémy Stravius pendant ma finale. J’ai été surpris parce que tout le groupe France était debout dans les gradins pour m’encourager. C’était magnifique !
T’attendais-tu à pareille cohésion ?
On l’espère toujours, mais là, franchement, j’ai été très touché. Après, je savais aussi qu’en arrivant avec Philippe Lucas, tout allait bien se passer. Je le répète, j’ai totalement confiance en lui. Et puis, tout le monde sait que travailler avec Philippe, ce n’est pas facile. Cela demande un investissement total. Pour autant, je ne suis pas arrivé dans le groupe en fanfaronnant. Il y a quand même du beau monde dans cette équipe, à commencer par Mehdy (Metella) et Charlotte (Bonnet). J’ai fait en sorte de rester à ma place et de ne pas bousculer les habitudes du collectif.
Ces grands noms n’ont cependant pas répondu présent en Corée du Sud. Pour autant, l’équipe de France a réussi à décrocher une médaille de bronze en relais mixte et une autre sur 800 m nage libre, preuve qu’une nouvelle histoire est bel et bien en train de s’écrire. Ces deux breloques de bronze ne sont-elles pas une façon de clouer le bec aux sceptiques qui répètent que la natation tricolore ne dispose pas de relève ?
Personnellement, je ne doute pas un seul instant que nous serons au rendez-vous des Jeux de Tokyo. Au Japon, nos têtes d’affiche seront motivées pour nager vite. Nous avons les capacités d’aller chercher plusieurs médailles.
De quelle manière ont réagi tes partenaires de l’équipe de France d’eau libre à l’issue de ta médaille de bronze en bassin, ce qu’aucun nageur tricolore n’avait jusqu’alors réalisé ?
Ils ont été très surpris de me voir nager aussi vite (7’42’’08 sur 800 m nage libre, record de France, et 14’44’’72 sur 1 500 m nage libre, record de France). Mais ils savent que je m’entraîne toute l’année avec Philippe et que je suis là pour nager vite. Ils m’ont plus particulièrement félicité pour l’enchaînement entre les deux disciplines. Ils savent que ça n’a rien d’évident de se coltiner un double programme.
En prenant la troisième place du 800 m nage libre des championnats du monde de Gwangju, une semaine après avoir décroché sa qualification sur le 10 km des Jeux de Tokyo, David Aubry est devenu le premier nageur tricolore à performer en eau libre et en natation course sur la scène mondiale (KMSP/Stéphane Kempinaire).
Les sollicitations médiatiques se sont-elles multipliées depuis ton retour de Corée ?
Oui, un peu, mais sans excès. J’ai répondu à des journaux, notamment le Midi Libre, le Courrier des Yvelines, L’Equipe, et donné des interviews en direct sur RMC et les plateaux de Canal+ et beIN Sports en septembre dernier.
Comment as-tu géré cette nouvelle notoriété ?
En fait, j’avais anticipé en rencontrant Sophie Kamoun aux championnats de France de Rennes (16-21 avril 2019). Nous avons ensuite signé un contrat à mon retour des Mondiaux sud-coréens. Ça faisait un moment que j’y songeais. A Rennes, l’occasion d’évoquer le sujet avec Sophie s’est présentée et je l’ai saisie.
As-tu l’impression d’être en train de changer de dimension ?
Pas encore ! Cette médaille de bronze récompense le travail réalisé ces dernières années. Honnêtement, je commençais à trouver le temps long. Je me demandais quand elle allait arriver, alors quand je prends la troisième place du 800 m des championnats du monde une semaine après m’être qualifié pour le 10 km des Jeux olympiques, j’éprouve un vrai sentiment de satisfaction. D’ailleurs, j’ai eu un peu de mal à redescendre de mon petit nuage (rires)…
Il y a la médaille, bien sûr, mais surtout des chronos qui commencent à compter dans les rankings internationaux.
C’est vrai que les chronos sont plutôt bons (sourire)… Pourtant, je ne suis pas complètement surpris.
Comment ça ?
Ça fait un moment que je sais que je peux nager vite. A chaque compétition en bassin, je me sens bien dans l’eau, rapide, puissant et véloce. Je sais que j’ai encore des détails à améliorer et que j’ai encore la capacité de progresser. Philippe croit en moi. Il va m’aider à aller de plus en plus vite pour défier les meilleurs mondiaux.
Ce potentiel a pourtant mis un peu de temps à se concrétiser. L’an passé, aux championnats d’Europe de Glasgow, tu avais eu une longue discussion avec ton entraîneur et le Directeur de l’eau libre, Stéphane Lecat. Te rappelles-tu de cet épisode ?
Oui, évidemment (il s’interrompt)… Disons que c’était une période compliquée. Tout au long de la saison dernière, je n’ai jamais eu le sentiment d’être en pleine possession de mes moyens. Il y avait toujours quelque chose qui clochait. En Ecosse, je suis passé à côté des épreuves de bassins. Ce n’était pas terrible, loin de mes ambitions et de ce que j’avais envie de réaliser. Vu mes résultats sur 400 et 1 500 m nage libre, Philippe m’a demandé de laisser tomber le 800 m pour me concentrer sur le 10 km (cette année-là, contrairement aux Mondiaux sud-coréens, les courses d’eau libre succédaient aux épreuves de natation course, ndlr). Le problème, c’est qu’à ce moment-là, je n’avais pas envie de nager le 10 km en néoprène (à Glasgow, les nageurs d’eau libre ont été autorisés à disputer leurs épreuves en combinaison compte-tenu des températures de l’eau du Loch Lomond inférieur à 18°). J’ai fini par céder, mais au fond, ce n’est pas ce dont j’avais envie.
Passionné de natation, fier de faire partie de l’équipe de France, David Aubry ambitionne désormais de concrétiser son rêve olympique. Pour cela, il pourra compter sur l’expérience et le savoir-faire de son entraîneur, Philippe Lucas (KMSP/Stéphane Kempinaire).
On sent que cet épisode est encore « douloureux ».
Le terme est un peu fort, mais oui, ça m’a secoué. Il en est en tout cas sorti du bon. Ça m’a obligé à me poser des questions, notamment sur mes envies. Les choses n’étaient pas encore suffisamment claires dans ma tête.
A quel moment le sont-elles devenues ?
J’étais censé reprendre en septembre 2018, mais étant blessé, j’ai été contraint d’annuler ma participation à l’étape de coupe du monde d’Abu Dhabi (novembre 2018). A mon retour, j’ai repris très fort. Philippe a bien vu que j’étais dans le dur. Ça n’allait pas. Il m’a remonté le moral. J’ai ensuite pris part aux championnats du monde de Hangzhou en petit bassin (Chine, décembre 2018), où je me suis amusé comme jamais (record de France sur 1 500 m nage libre en 14’23’’44). A partir de là, je crois que Philippe a eu un déclic.
Lequel ?
Il s’est rendu compte que je pouvais réaliser de belles choses en bassin. C’est en tout cas ce qui est sorti de la discussion que nous avons eue en janvier 2019. Philippe m’a dit de ce qu’il pensait et je lui ai fait part de mes ambitions.
Comment expliques-tu cette soudaine « révélation » en bassin ? Ne serait-elle pas liée à la prédominance sportive et médiatique de ton partenaire d’entraînement et ami, Marc-Antoine Olivier, médaillé olympique de bronze du 10 km aux Jeux de Rio et double champion du monde 2017 (5 km et relais mixte) ?
C’est exactement ça ! J’en ai eu assez de voir le nom de Marc-Antoine devant le mien. J’étais frustré. A l’entraînement, je donnais tout, mais en compétition ça ne suivait pas.
Peut-être aussi n’étais-tu pas fait pour l’eau libre en fin de compte ?
Quand j’ai commencé à nager, je n’avais jamais entendu parler d’eau libre. J’ai débuté en bassin, mais très vite, j’ai adoré évoluer en milieu naturel. C’est un truc qui me plaît encore énormément, mais performer en bassin, c’est quelque chose qui n’a jamais cessé de m’habiter, alors lorsque je suis monté sur le podium du 800 m à Gwangju, j’ai eu le sentiment de réaliser un de mes rêves. Reste que les deux disciplines sont complémentaires. Je n’ai aucunement l’intention de renoncer à l’une pour l’autre. Elles me permettent d’exprimer toute l’étendue de mon potentiel.
Depuis le début de cet entretien, le nom de Philippe Lucas ne cesse de revenir. Quelle place occupe-t-il dans ta progression ?
J’ai totalement confiance en Philippe. Sans lui, je n’en serais pas là. Je ne me vois pas travailler avec un autre entraîneur.
Sur quoi repose cette confiance ?
Quand j’ai rejoint Philippe en décembre 2015, je n’avançais pas d’une cacahuète. Le truc, en revanche, c’est que j’étais un bosseur. Ça, il l’a tout de suite vu. Au début, il me supervisait d’un œil, mais au fur et à mesure, il a pris conscience de mon potentiel. Il a d’abord fallu me renforcer mentalement et physiquement, mais ça valait la peine de souffrir.
(KMSP/Stéphane Kempinaire).
Les entraînements de Philippe Lucas sont-ils à ce point difficiles ?
(Il souffle) Je n’ai jamais connu quelque chose d’aussi dur. Dès le matin, il faut nager à fond et s’accrocher. Quatre ans avec lui, c’est énorme ! Aujourd’hui, je sens que je suis solide dans mon corps et dans ma tête, prêt à encaisser des charges encore plus importantes de travail pour atteindre mon ambition olympique.
En dépit de son image d’entraîneur « dur », Philippe Lucas est aussi un coach bienveillant.
Il ne faut pas croire tout ce qui se dit sur Internet. Philippe analyse tout. Il connaît ses nageurs par cœur. Il sait chaque matin ce qu’il peut nous proposer. Les jours où tout va bien et ceux où il va falloir s’accrocher. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi impliqué dans son travail. Pour moi, Philippe c’est le « King ».
Comment a-t-il réagi après ta médaille de bronze mondiale ?
Vous le connaissez, il n’allait pas me prendre dans ses bras en me disant que tout a été parfait (sourire)… Il m’a dit que j’avais bien géré ma course avant de basculer tout de suite sur le 1 500 m nage libre (qu’il disputait le dimanche 28 août, dernière journée des championnats du monde de Gwangju, ndlr).
En parlant de « gestion », des rumeurs ont longtemps circulé sur ton hygiène de vie. On entendait dire de-ci de-là que tu passais beaucoup de temps à faire la fête. Il s’agit, bien évidemment, de ta vie privée, mais comment as-tu malgré tout géré ces colportages ?
Quand on ne sait pas, on ne parle pas ! Les entraînements de Philippe sont horriblement difficiles. J’ai besoin de décompresser et de me vider la tête. Je ne peux tout simplement pas m’entraîner toute la journée, rentrer chez moi, manger, dormir et repartir nager le lendemain. Alors oui, je fais parfois la fête, mais je suis quelqu’un de raisonnable. Et puis, désormais, mon parcours parle pour moi. Pour atteindre un podium mondial, il faut être sérieux.
As-tu conscience, par ailleurs, que ton changement de statut va attirer des médias, des sponsors, mais aussi faire naître quelques jalousies ?
Je sais que je vais être observé, en compétition notamment. Pour le reste, je ne pense pas que ma vie va changer. De toute façon, tout passe par le travail. Il n’y a pas de recette miracle. De temps en temps, je sors pour passer un bon moment avec mes amis, mais je sais faire la part des choses. Plus jeune, j’ai sans doute tiré sur la corde, mais cette année, avec l’objectif olympique, rien ne sera laissé au hasard.
Que dois-tu mettre en œuvre pour décrocher une médaille olympique à Tokyo ?
Ça, c’est le job de Philippe (rires)… Plus sérieusement, je dirais qu’il va falloir apprendre à partir plus vite, à tenir un rythme soutenu avant d’en remettre un coup en seconde partie de course. Il me reste un an pour travailler fort.
Recueilli par Adrien Cadot